Fécondité de la terre et Le Visage de la terre sont deux textes fondamentaux de l'agronome allemand Erhenfried Pfeiffer, l'un des pionniers de l'agriculture biodynamique et biologique.
Fécondité de la terre, paru en 1938, présente une méthode pour conserver ou rétablir la fertilité des sols, et invite à considérer la ferme comme un organisme vivant, diversifié et autonome.
Paru quatre ans plus tard, Le visage de la Terre montre comment, par l'observation du paysage et de la végétation, il est possible de diagnostiquer la qualité des sols et les dégradations dont ils font l'objet (qu'il s'agisse d'agriculture intensive, de déboisement, d'érosion...), puis d'y remédier.
Ehrenfried Pfeiffer (1899-1961), biochimiste et agronome, a apporté une contribution décisive au développement de la biodynamie, expérimentant dans des fermes en Europe et aux États-Unis, conseillant les agriculteurs qui avaient adopté cette nouvelle pratique et écrivant de nombreux articles et livres. Il a également mis au point le procédé de cristallisation sensible (permettant de déterminer la qualité des aliments), ainsi que des techniques de compostage urbain et industriel.
Livre traduit de l'allemand par Germaine Claretie et Simone Rihouët-Coroze.
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Avant-propos par Jean-Michel Florin*
Pfeiffer, pionnier de la recherche pour une agriculture du vivant
C’est avec grand plaisir que je rédige l’introduction à la réédition de ces deux ouvrages fondamentaux de l’agriculture biodynamique, qui sont également des références pour toute l’agriculture biologique. Ehrenfried Pfeiffer a fait oeuvre de pionnier en écrivant ces livres précurseurs, l’un dans le domaine de l’agriculture écologique et l’autre dans celui de l’écologie du paysage.
Les deux préfaces d’André Louis, cofondateur dans les années 1960, avec Matteo Tavera, de l’association européenne d’agriculture et d’hygiène biologique Nature et Progrès, constituent de précieux guides pour le lecteur. Ainsi, pour éviter des répétitions, je m’efforcerai ci-dessous de compléter ces préfaces et de contextualiser ces ouvrages.
Qui était Ehrenfried Pfeiffer ?
La jeunesse de Pfeiffer
Comme l’écrit André Louis, Ehrenfried Pfeiffer était un fidèle élève de Rudolf Steiner, qu’il avait connu déjà tout jeune. Pfeiffer naquit à Munich en 1899. Ayant perdu son père dès l’âge de cinq ans, il fut ensuite essentiellement élevé par ses grands-parents. Son grand-père, qui était pharmacien, lui transmit sa passion de la nature et des expérimentations de chimie. Au début de la guerre, il quitta l’école et aida dans une usine, puis s’engagea ensuite comme technicien à l’armée pour ne pas avoir à porter les armes. En tant qu’enfant, il avait tué un crapaud sans raison valable et cela l’avait empli de honte. Il avait profondément compris la notion de respect du vivant et refusait de tuer. Après la Première Guerre mondiale, le jeune Ehrenfried travailla à l'usine Bosch de Stuttgart, où son beau-père occupait un poste de cadre. Il reprit des études d'électro-technique et de physique.
Sur l'indication d'un proche collaborateur de Rudolf Steiner, Carl Unger, il lut l'ouvrage philosophique de base de Steiner, La Philosophie de la liberté, qui éveilla tout son intérêt. Il entendit aussi un exposé sur la question sociale, donné par Rudolf Steiner aux ouvriers de l'usine Bosch. En 1919, son beau-père fut chargé d'assurer le suivi financier de la construction du Goetheanum, le siège de l'université fondée par Steiner. Ce vaste bâtiment de bois à l'architecture organique, servant de lieu de congrès, de spectacles et de rencontres, fut construit à Dornach, près de Bâle, en Suisse. Ainsi, le jeune Ehrenfried accompagna son beau-père et fut chargé à l'âge de vingt-et-un ans, par Rudolf Steiner, de promouvoir et de réaliser l'éclairage et l'aération de la scène de spectacle du Goetheanum. Il eut l'occasion de vivre à proximité immédiate de Rudolf Steiner de 1921 à 1925. Très intéressé par les questions de recherche scientifique, il put mettre en place un laboratoire de recherche dans la section scientifique du Goetheanum dès 1921. Steiner lui conseilla de poursuivre des études de chimie à l'université de Bâle, en lui expliquant qu'il lui fallait d'abord connaitre la démarche de la science matérialiste pour pouvoir ensuite développer d'autres méthodes.
C'est à cette époque, vers 1922-1923, que Rudolf Steiner reçut la demande d'un groupe d'agriculteurs qui souhaitaient des indications pour un renouveau de l'agriculture dont ils percevaient déjà des symptômes de dégénérescence. Les agriculteurs avaient posé des questions précises, parmi lesquelles:
- Quel est l'effet du nouvel engrais chimique (il s'agit de l'engrais azoté) sur les sols à long terme ?
- Comment régénérer les plantes qui ont perdu de la vitalité au cours de ces derniers siècles ?
- Comment renforcer la santé et la vitalité des animaux d' élevage ? (Il faut préciser qu'une importante épidémie de fièvre aphteuse avait décimé les troupeaux bovins dans les années 1920-1922 en Allemagne.)
- Quel est l'effet des influences cosmiques sur les plantes et les animaux ?
- Comment visualiser les forces de vie ?
- Quelle est la place de l'agriculture dans la société et comment améliorer la situation sociale des paysans ?
On peut être surpris de l'actualité de ces questions, car on se représente fréquemment l'agriculture du début du XXe siècle comme une agriculture écologique (peu d'engrais, pas de pesticides qui n'apparaitront qu'après la Seconde Guerre mondiale, peu de machines).
Pour répondre à ces différentes questions et proposer des perspectives de renouveau de l'agriculture, R. Steiner prépara un cycle de huit conférences suivies de séances de questions-réponses, qu'il donna en juin 1924 dans un grand domaine agricole de 3 000 hectares, dans l'Est de l'Allemagne à l'époque, à Koberwitz en Silésie (aujourd'hui en Pologne). C'est ce cycle, appelé couramment Cours aux agriculteurs, qui fut l'acte de naissance de ce que l'on appelle l'"agriculture biodynamique". Dans ces huit conférences, s'appuyant sur une synthèse des connaissances passées et une analyse très perspicace de l'orientation dramatique vers laquelle s'engageait l'agriculture industrielle débutante, Rudolf Steiner ouvre de nombreuses voies d'avenir pour une régénération radicale de l'agriculture. Les réponses données par Steiner ont beaucoup surpris ses auditeurs par leur ampleur et leur hauteur de vue ; ils ont cependant immédiatement mis en pratique et expérimenté cette méthode de régénération de la terre. Lorsqu'il évoque l'importance d'une régénération fondamentale de l'agriculture, Rudolf Steiner l'explique en montrant l'enjeu vital du soin de la terre: "Dans le cas de l'agriculture précisément, il devient évident que c'est à partir de l'esprit qu'il faut aller chercher des forces aujourd'hui complètement inconnues, qui n'ont pas seulement cette importance d'améliorer un peu l'agriculture, mais dont l'importance est de permettre la poursuite de la vie des hommes sur Terre, dans le sens physique aussi - l'homme est bien obligé de vivre de ce que porte la terre*."
Pfeiffer fut associé aux préparatifs de ce cycle de conférences. Steiner préconisa d'élaborer des "préparations" à base d'éléments végétaux et animaux soumis aux influences de la terre et du cosmos en été et en hiver. Ainsi, dès 1922, Pfeiffer participa aux premiers essais d'élaboration de la préparation biodynamique de "bouse de corne", composée de bouse de vache mise à fermenter sous terre dans des cornes de vache. On comprend bien que ce type de recettes pouvait (et peut encore) paraitre étrange. C'est la raison pour laquelle, déjà avant de donner son Cours aux agriculteurs, Steiner avait demandé à certains de ses jeunes élèves, tel Pfeiffer, de se former à la recherche scientifique pour faire des analyses permettant de prouver et de valider l'effet de tels procédés. À son grand regret, Pfeiffer ne put participer au Cours aux agriculteurs, car il devait veiller une personne malade.
Rudolf Steiner
Précisons à cet endroit qui était Rudolf Steiner, grand humaniste du XXe siècle, qui reste encore assez méconnu en France. Il nait en 1861 à Kraljevec, une petite bourgade de Croatie (qui, à l'époque, faisait partie de l'empire d'Autriche-Hongrie), dans une famille modeste. Son père était fonctionnaire des chemins de fer austro-hongrois.
Tout jeune déjà, il a des perceptions "suprasensibles", c'est-à-dire qu'il est clairvoyant, et il constate rapidement qu'il est difficile d'échanger sur ses perceptions avec les autres ; c'est la rencontre d'un "cueilleur de simples", qui avait lui aussi une perception directe du végétal, qui lui permet d'échanger sur ses perceptions. C'est là aussi que se développent son amour et son grand lien avec la nature. Plus tard, il cherchera une voie permettant à chaque être humain, librement et en toute conscience, d'accéder à de telles connaissances intimes, spirituelles, de la nature et de l'humain.
Le jeune Rudolf Steiner suit des études à l'École polytechnique de Vienne mais, attiré très tôt par la philosophie, il passe un doctorat de philosophie sur le thème qu'il développera dans son principal ouvrage (d'après ses dires), La Philosophie de la liberté. En même temps, pour gagner sa vie, il est précepteur et chargé de l'édition de l’œuvre scientifique du grand poète allemand Goethe. Il qualifie Goethe de "Galilée du vivant", dans le sens où la révolution apportée par Goethe pour la connaissance du vivant est aussi importante que la révolution de notre vision du monde apportée par Galilée, qui affirma à l'aube de la Renaissance que la Terre tourne autour du Soleil. Steiner trouve chez Goethe la méthode qu'il cherchait, qui permet, en partant de l'observation sensible fine des phénomènes, d'accéder à la connaissance de l'esprit dans chaque être - on pourrait aussi dire de l'essence, ou de la nature profonde de chaque être, plante, animal, être humain...
À partir des années 1910, toujours plus connu pour ses ouvrages, articles et conférences et par la fondation du Goetheanum en Suisse, Steiner est fréquemment sollicité par des professionnels de différents domaines pour apporter des indications dans les domaines suivants : art, pédagogie, économie, organisation sociale, médecine, pharmacie, etc. Ainsi naissent la pédagogie Steiner, la médecine et la pharmacie d'orientation anthroposophique et finalement, un an avant sa mort, en 1924, l'agriculture biodynamique.
Steiner est l'un des rares penseurs a avoir ouvert des voies pour de nombreux domaines de la vie quotidienne, voies dont on découvre aujourd'hui la modernité. Il avait développé, en s'appuyant sur l’œuvre scientifique de Goethe, une pensée concrète, pratique, qui laisse parler les phénomènes au lieu de plaquer des modèles, des explications préétablies. Et il parvenait ainsi à percevoir, dans la pensée dominante et les pratiques de son époque (vision matérialiste du monde, scientisme, irruption des produits chimiques et de synthèse dans l'agriculture et la pharmacie, etc.), ce à quoi elles conduiraient.
Les débuts de l'agriculture biodynamique
Après le Cours aux agriculteurs, Pfeiffer fut chargé de poursuivre des recherches au service de la biodynamie pour prouver et valider les effets de cette nouvelle agriculture. Dans ce cadre, Pfeiffer s'adressa à Steiner en lui demandant comment visualiser les forces de vie (ou forces éthériques) dont il parlait. Celui-ci lui proposa de faire cristalliser la substance organique à tester avec un sel chimique servant de réactif. Ce fut la naissance de la méthode connue actuellement sous le nom de "cristallisation sensible?, pour laquelle Pfeiffer utilisa le chlorure de cuivre qui s'avère encore aujourd'hui être le meilleur réactif. Ce test permettant d'obtenir une cristallisation qui forme une arborescence subtile, reflétant la spécificité et la vitalité de la substance testée. Bien que développée à l'origine comme un outil de recherche fondamentale, Pfeiffer mit rapidement cette méthode au service de la biodynamie pour évaluer la qualité des préparations biodynamiques ainsi que celles des aliments issus de la biodynamie. Depuis, cette méthode, utilisée dans différents laboratoires de par le monde, a été développée et amenée à un bon niveau de reproductibilité.
Pfeiffer développa également une autre méthode qualitative, utilisée pour évaluer la qualité des sols ou des aliments : la morphochromatographie, qui consiste à faire migrer la substance à tester avec une solution d'un sel chimique sur du papier filtre pour ensuite interpréter les formes et les couleurs.
Jusqu'à la fin des années 1930, Pfeiffer développa ces méthodes dans le laboratoire de recherche du Goetheanum où il utilisait à la fois les méthodes quantitatives d'analyse chimique classiques et les méthodes qualitatives globales, chacune de ces méthodes apportant des données complémentaires sur le produit à évaluer. Durant toute cette période, Pfeiffer ne se limita pas à son travail de laboratoire ; dès 1926, il fut sollicité pour prendre la direction du vaste domaine agricole (230 hectares) de Loverendale aux Pays-Bas, issu de la réunion de cinq fermes. Ce poste lui permit de réaliser des comparaisons entre des parcelles cultivées en agriculture conventionnelle et biodynamique. Il débuta également une activité étendue de conseiller et de conférencier en biodynamie, d'abord en Suisse dans les années 1920, puis dans différents pays d'Europe, d'Afrique et d'Amérique dans les années 1930. Dans les années 1930 à 1940, l'activité de Pfeiffer continua de s'étendre largement; à côté de ses recherches visant à donner des bases scientifiques solides à la biodynamie, il intensifia encore son activité de conseiller et de conférencier, et contribua à la promotion et au développement de la méthode. C'est également à la fin des années 1930 qu'il publia Fécondité de la terre.
Les États-Unis: compost industriel, alimentation, etc.
En 1938, Pfeiffer est invité à Philadelphie, aux États-Unis, pour mettre au point la méthode de cristallisation sensible dans le domaine de la médecine, où elle est utilisée pour diagnostiquer le cancer à partir du sang. Ces recherches lui valurent d'obtenir en 1939 un titre de docteur honoris causa de l'école homéopathique Hahnemann de Philadelphie.
Dans les années qui suivent, Pfeiffer et sa famille traversent des épreuves difficiles : échecs, maladie, nécessité de recommencer sa vie sur une petite ferme, etc. Cependant, en 1948, il parvient à recréer un petit laboratoire où il reprend ses recherches financées par diverses activités de conseil, des conférences, etc. C'est durant cette période que, cherchant comment inciter les paysans américains, très pragmatiques, à employer les préparations biodynamiques, il met au point un starter pour compost, une poudre à mélanger facile d' emploi, qui améliore nettement la qualité de la fumure organique. Par la suite, dans les années 1950, il met au point des procédés biologiques spécifiques permettant de composter les ordures ménagères et les déchets verts des grandes villes, ainsi que les substances organiques d'origine industrielle (abattoirs, production de café, etc.). Ce travail aboutira à la publication d'un ouvrage en allemand en 1957.
Malheureusement, cette activité pionnière si prometteuse et nécessaire, pour laquelle Pfeiffer entreprit de nombreux voyages sur les différents continents, s'acheva prématurément avec son décès, en 1961.
Pendant toutes ces années, Pfeiffer approfondit également un autre thème, la question de l'alimentation qui lui tenait à cœur depuis un échange mémorable avec Rudolf Steiner à ce sujet. Dans sa jeunesse, il avait posé à Rudolf Steiner la question suivante: "Pourquoi la volonté d'agir, d'appliquer en pratique les impulsions spirituelles est-elle si faible ?" Ce dernier avait répondu ainsi : "C'est un problème alimentaire. Notre alimentation moderne ne donne plus à l'être humain la force de manifester le spirituel dans le physique." Cette réponse servit de fil conducteur aux recherches de Pfeiffer sur l'alimentation : d'une part, il effectua de nombreuses analyses d'aliments, complétées par des tests avec la cristallisation sensible et la morphochromatographie, d'autre part, il s'efforça d'acquérir une vaste connaissance du sujet. Ces études permirent, dans les années 1940 et 1950, une collaboration entre son laboratoire, l'association américaine de biodynamie et une association d'alimentation naturelle, qui toucha rapidement un large public de plus de 10 000 membres. Durant toute sa vie de recherche et d'enseignement, Pfeiffer a gardé, à côté de son caractère de pionnier, d'ouvreur de nouvelles voies, une grande rigueur scientifique, en évitant l'écueil du dogmatisme. Il décrit ainsi lui-même la manière dont il utilisait les indications données par Rudolf Steiner : "En tant qu'une des trois personnes qui reçurent dès 1921 les premières indications agricoles, je me sentais obligé de ne pas croire ces indications mais bien plutôt de poursuivre leur étude et de les développer sans rester sur place. Ma conscience m'y oblige. Je ne peux pas prendre de position dogmatique, au contraire je dois contrôler si la chose supporte une vérification critique."
Fécondité de la terre et Le Visage de la Terre
Toutes les études scientifiques réalisées, les expériences pratiques collectées et les observations faites au cours de ses voyages servirent de base à Pfeiffer pour la rédaction de Fécondité de la terre, qui fut simultanément publié en cinq langues : allemand, anglais, français, italien et hollandais en 1938, juste avant la Seconde Guerre mondiale. C'était le premier livre d'envergure présentant l'agriculture biodynamique à un large public.
Le deuxième ouvrage, Le Visage de la Terre, paru en allemand en 1942 et un peu plus tard en anglais, ne fut traduit en français qu'en 1949.
Ces ouvrages parurent à une époque troublée durant laquelle, d'une part, les problèmes de pollution et de dégénération de la qualité des aliments n'étaient encore connus que de rares lanceurs d'alerte et, d'autre part, la situation politique occupait le premier plan, occultant la plupart des autres questions. Il faudra attendre encore plus de vingt ans, avec la parution en 1962 de Printemps silencieux, l'ouvrage de Rachel Carson, une journaliste américaine incitée par son amie jardinière biodynamiste Marjorie Spock à rédiger un livre contre les méfaits des pesticides, du DTT en particulier, pour que le grand public commence à se préoccuper de problèmes écologiques. Cependant, ces deux ouvrages en avance sur leur temps ouvrirent de nouveaux horizons à certains cercles de personnes déjà sensibilisées. Ils permirent à Pfeiffer d'entrer en relation avec des personnalités majeures du mouvement d'agriculture biologique naissant, tels Sir Albert Howard (l'auteur du Testament agricole) et Lady Eve Balfour, fondateurs de la Soil Association en Grande-Bretagne, ainsi qu'avec le service de conservation des sols des États-Unis. Dans ce contexte, il est intéressant de signaler la rencontre importante, en 1939, entre Lord Northbourne et Ehrenfried Pfeiffer, montrant les liens historiques entre les deux méthodes. C'est en effet en entendant Pfeiffer évoquer la notion d'organisme agricole lors d'une conférence qu'il avait organisée sur son domaine que Lord Northbourne introduisit l'expression "agriculture organique", qui est le terme consacré pour désigner l' agriculture biologique dans de nombreux pays. Ce terme est, par exemple, repris dans le nom de la Fédération mondiale d'agriculture biologique, l'IFOAM (International Federation of Organic Agriculture Movements). Et, dans l'esprit de son créateur, il ne fait pas référence à la fertilisation organique mais à la notion beaucoup plus vaste d'organisme agricole.
Fécondité de la terre fut réédité plusieurs fois. Nous publions la dernière version, parue en 1956, totalement revue et largement élargie par l'auteur qui y intégra les résultats de nombreuses nouvelles recherches et de multiples observations réalisées durant ses nombreux voyages de conseil de par le monde.
Les préfaces aux nouvelles éditions, rédigées par André Louis, conférèrent une certaine respectabilité à ces ouvrages. Ils contribuèrent à faire connaitre la biodynamie dans les cercles de personnes à la recherche d'alternatives à l'industrialisation croissante de l'agriculture. Il faut préciser que l'association Nature et Progrès fut, en particulier dans les années 1960 à 1980, le creuset de toute la mouvance biologique, y compris biodynamique, française, et qu'elle donna également l'impulsion pour la création de l'IFOAM.
Le Cours aux agriculteurs de Rudolf Steiner resta longtemps - jusque dans les années 1960 - réservé à un public professionnel ayant déjà des connaissances en biodynamie. Chaque ouvrage était numéroté et nominatif. Cette décision des éditeurs visait à respecter, un peu trop à la lettre peut-être, un souhait de Steiner qui avait demandé que les participants au cours expérimentent et valident la méthode avant de la répandre plus largement. Le néophyte qui ouvrira cet ouvrage pourra comprendre cette mesure, car, pour le lecteur non averti, les profonds développements de Steiner peuvent paraitre au premier abord difficiles à comprendre, voire totalement incompréhensibles. En effet, Steiner décrit directement les résultats de ses perceptions de la nature intime des êtres vivants. Il décrit l'intérieur, l'essence des êtres et non leur apparence extérieure.
Ainsi, les deux ouvrages de Pfeiffer furent les premiers à présenter de manière accessible à tout un chacun, et avec des résultats de recherche scientifique, la méthode biodynamique qui avait entre-temps déjà fait ses preuves dans un certain nombre de domaines agricoles, en particulier dans les pays de langue allemande (Allemagne, Suisse, Autriche).
Au-delà du public intéressé spécifiquement par la biodynamie, ces ouvrages sont fondateurs pour tout le mouvement biologique dans son ensemble. Et, à une époque où, sous la pression des lobbies de l'agro-industrie cherchant à récupérer la bio, celle-ci risque de perdre l'alternative globale de ses fondateurs pour se réduire à des recettes, la réédition de ces deux ouvrages, Fécondité de la terre et Le Visage de la Terre, permet de remettre au premier plan le concept fondamental, déjà évoqué ci-dessus, qui a donné son nom à toute l'agriculture bio mondiale : le concept d'organisme agricole. Cette approche systémique de l'agriculture, Pfeiffer la décrit ainsi : "Par les influences auxquelles le climat les soumet, les champs sont rattachés à un vaste domaine terrestre. De même pour la forêt, les prairies, les landes, les lacs, les marécages. Tous ces éléments ne sont que les membres d'un être vivant, pays ou continent, dont la fécondité dépend de tous. Entre eux, ils sont unis par des liens étroits d'influences réciproques*."
Au niveau matériel, il s'agit de former un cycle de substances le plus clos possible sur le domaine agricole. Cela signifie que toute (ou presque) l'alimentation du bétail doit être produite sur la ferme (lien au sol) et que toute la fumure doit provenir du fumier composté des animaux et des restes végétaux (paille, etc.) du domaine, complété par la culture d'engrais verts. Ainsi, chaque année, ce cycle se répète en favorisant la qualité de "terroir" du domaine. Évidemment, il se pose la question de savoir si une absence d'intrants extérieurs ne conduit pas à épuiser les sols. Un essai comparatif de longue durée effectué en Suisse montre que non seulement l'agriculture biodynamique n'épuise pas les sols mais, au contraire, elle les enrichit en humus et stimule l' activité microbienne.
En biodynamie s'ajoute un deuxième niveau de l'organisme agricole. Au cycle de substances clos s'ajoute la restitution de forces au domaine agricole, qui renforce l'organisme. En effet, d'après Rudolf Steiner, l'agriculture exporte aussi des forces de vie qu'il faut restituer à l'organisme agricole. C'est là qu'interviennent les fameuses préparations biodynamiques. Il existe six préparations élaborées à base de plantes médicinales, telles que le pissenlit ou l'ortie mis à fermenter sous terre, que l'on ajoute à doses infinitésimales au compost ou au fumier. On peut comprendre ces préparations comme formant un remède harmonisant et équilibrant général, apporté chaque année au sol par la fumure. Les recettes de ces préparations sont libres, sans brevet. Ainsi, chaque paysan peut lui-même les élaborer. Ceci nous mène à un troisième niveau de l'organisme agricole : l'influence du paysan, la relation intime que créent les paysans et paysannes avec leur domaine, qui contribue aussi à renforcer la santé dans sa globalité. Pfeiffer évoque à plusieurs reprises ce nécessaire amour de la terre qui permet de devenir responsable de ses actes.
Les deux ouvrages de Pfeiffer que nous rééditons ont en commun, à côté d'un diagnostic précis de la situation de l'époque et à venir, de proposer des solutions concrètes à mettre en oeuvre immédiatement. C'est là un aspect essentiel. Il ne s'agit pas seulement d'analyser mais aussi d'agir. Ainsi, avec Fécondité de la terre, il s'agit d'améliorer, voire de reconstituer la fertilité des sols par un compostage soigné de la matière organique, avec l'aide des préparations biodynamiques proposées par Steiner. Avec Le Visage de la Terre, il s'agit de former et soigner le visage de la terre, c'est-à-dire le paysage. Ces deux piliers d'une agriculture saine et respectueuse de la nature n'ont pas perdu de leur actualité aujourd'hui. Bien au contraire, leur nécessité s'est encore largement accrue dans la situation de crise écologique actuelle.
Cependant, pour Steiner comme pour Pfeiffer, son élève, il ne s'agissait pas seulement, avec l'agriculture biodynamique, de proposer une nouvelle méthode de fertilisation, mais d'offrir une nouvelle approche sociale et sociétale globale, en donnant à l'agriculture une place fondamentalement nouvelle dans la société. En effet, jadis secteur d'activité principal occupant plus des trois quarts de la population, l'agriculture a perdu de son importance au cours du siècle dernier pour ne plus représenter aujourd'hui que 2 à 3 % de la population active dans les pays occidentaux. Ce faisant, elle s'est toujours plus standardisée, mécanisée et industrialisée, en appliquant aux êtres vivants avec lesquels elle travaille les principes de l'industrie. Steiner explique qu'il est nécessaire de faire une nette distinction entre deux types de production : l'agriculture, qui travaille avec le vivant, et l'industrie, qui transforme des matières mortes. Il précise même que l'agriculture devrait compenser par les forces de vie produites les forces de mort engendrées par l'industrie. C'est-à-dire qu'il faut trouver un équilibre entre agriculture et industrie. Nous extrayons ce passage d'un texte visionnaire rédigé par Pfeiffer avant la Seconde Guerre mondiale, intitulé "Le jardin de Dieu" :
Par ses réactions sur les conditions naturelles de la vie, l'industrialisation moderne devient l'ennemie de l'homme et non pas son alliée. Elle est l'une des causes profondes du déclin de la terre, car elle fausse la mesure juste des rapports avec la nature, et poursuit, hors des lois naturelles, une course déréglée...
C'est qu'il faut avant tout résoudre un problème pédagogique : l'homme des villes doit être rééduqué, réadapté à la terre, à la vie champêtre, dans son corps et dans son esprit. Cette rééducation peut être considérablement facilitée par une compréhension des phénomènes de la vie végétale, de la croissance, dans le sens de la méthode goethéenne. La conscience d'être responsable, en face de l'avenir, de la fertilité, (au fond, de tout l'avenir de la civilisation) jointe à des connaissances pratiques bien établies et à l'amour de son travail, voilà ce qui forme la base morale nécessaire.
L'industrie et le commerce, qui se sont éloignés des lois naturelles, doivent contribuer au rétablissement de cet équilibre. Quelque utopique que ceci puisse paraitre aujourd'hui, il faut pourtant dire qu'ils devront se diriger délibérément vers cette collaboration. Sinon les catastrophes naturelles, sociales, économiques, viendront nous y contraindre. Et dans ce cas l'équilibre ne pourra se rétablir qu'après des oscillations violentes du pendule vers les extrêmes, qu'après beaucoup de temps et de souffrances. Prendre délibérément la décision de limiter la surproduction, l'excédent de main-d'œuvre industrielle, le capital, en faveur de l'initiative économique et de l'énergie de la terre : voilà en quoi nous verrions des possibilités d'avenir. En tout cas, cette direction serait certainement moins pénible que la correction imposée par des faits tels que ruines, guerres et révolutions.
Le résultat pratique en serait qu'il y aurait davantage d'hommes à la terre et qu'ils travailleraient plus intensivement. Des méthodes qui savent ménager l'humus permettent des cultures intensives. Chaque ferme doit être le centre d'un terrain de culture intensive...
Des germes toujours plus nombreux de cette vision d'avenir émergent, ces derniers temps, un peu partout sur la planète. Les initiatives des fermes biodynamiques y tiennent une bonne place. De nombreuses autres initiatives de jardins partagés, AMAP, fermes urbaines, etc., ouvrent des voies d'avenir dans ce sens.
Pfeiffer achève son ouvrage Fécondité de la terre par une notion fondamentale pour l'agriculture qui se voit toujours plus menacée aujourd'hui par les multinationales, la notion de souveraineté du paysan qui doit garder son autonomie pour pouvoir être responsable de ses actes :
Le cultivateur biodynamique apprend avant tout à suivre la trace des phénomènes organiques les plus subtils. Il en résulte qu'une lente métamorphose s'opère en lui. En apprenant ainsi à apprécier toute la valeur de la fonction vitale, en acquérant un sens nouveau des formes de la vie, le "technicien agricole" redevient lentement un "paysan". Il se sent responsable vis-à-vis de ce sol qui est un organisme vivant. Il apprend, enfin, à respecter la vie sous toutes ses formes : c'est-à-dire qu'un lien intérieur se noue entre lui et son métier de cultivateur. Autrefois inspiré par la tradition instinctive, le paysan doit veiller consciemment aujourd'hui sur le trésor de la connaissance retrouvée. En cela consiste la nouvelle paysannerie. C'est aussi la seule possibilité de rendre à la paysannerie une place normale dans l'organisation sociale du monde.
Qu'en est-il de la biodynamie aujourd'hui ?
Depuis la première parution des deux ouvrages de Pfeiffer, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale, il y a plus de soixante-dix ans, la biodynamie s'est largement répandue de par le monde. Après une première vague de développement dans les pays de langue allemande dans les années d'après guerre, elle s'est répandue dans toute l'Europe à partir des années 1970, en rayonnant à partir des pays de langue allemande (Allemagne, Suisse, Autriche) où elle était déjà bien installée. Puis, à partir de la fin du XXe siècle, elle s'est développée sur cous les continents. Depuis les années 1990, des viticulteurs toujours plus nombreux, surtout en France, puis en Italie, en Espagne, en Californie, etc., suivant l'exemple de certains domaines renommés, ont converti leur domaine en biodynamie. Cet engouement pour la viticulture biodynamique se poursuit et aujourd'hui nombre des domaines les plus prestigieux du monde travaillent en biodynamie.
La biodynamie s'est également développée dans un certain nombre de pays émergents tels que l’Égypte, l'Inde, la Chine, différents pays d'Amérique du Sud, etc., montrant ses avantages en particulier par l'autonomie qu'elle fournit aux petits paysans. En effet, on peut pratiquer la biodynamie sans acheter aucun intrant extérieur, contrairement à l'agriculture conventionnelle basée sur l'achat de nombreux intrants tels qu'engrais chimiques et pesticides.
Aujourd'hui, certaines indications de la biodynamie sont devenues un bien commun, comme l'utilisation de l'ortie et d'autres plantes pour soigner les plantes ou le calendrier indiquant les positions cosmiques favorables aux travaux agricoles. Par ailleurs, plus de 5 500 domaines dans le monde pratiquent la biodynamie, dont ils commercialisent les produits sous la marque internationale collective Demeter, qui est gérée par des paysans. En France, où il existe environ 500 domaines certifiés Demeter et au moins autant d'autres domaines non certifiés pratiquant la biodynamie, celle-ci rencontre un succès croissant, en particulier chez les viticulteurs qui ont constaté qu'elle leur permet d'améliorer la vitalité de leurs sols et la qualité de leurs vins.
L'agriculture est aujourd'hui en crise, comme l'a analysé un document de près de six-cents pages, publié en 2008, le rapport de l'IAASTD. Ce sigle désigne une expertise collective, conduite à la demande de la Banque mondiale par quatre-cents scientifiques internationaux. Ce rapport souligne l'urgence de "changer de paradigme agricole" pour pouvoir faire face aux multiples crises qui menacent la stabilité du monde et la souveraineté alimentaire des peuples : les crises du climat, de la biodiversité, de l'eau, la crise financière, sociale, économique, sanitaire, énergétique et alimentaire. Pour cela, il esquisse les grandes lignes de l'agriculture qui pourrait répondre à ces immenses défis. Il s'agit d'une agriculture écologique, multifonctionnelle, autonome (sans intrants et avec un lien au sol), créant des emplois et accueillante pour les hommes... L'agriculture biodynamique, qui est proche de ce nouveau paradigme agricole, sera amenée, espérons-le, à apporter sa contribution originale dans la nouvelle orientation agricole indispensable à l'avenir de notre planète et de l'humanité. Gageons que l’œuvre pionnière de Pfeiffer pourra, à l'avenir, continuer d'exercer un effet stimulant pour le développement de la bio et de la biodynamie sur toute la planète.
Jean-Michel Florin
*Après des études d'agriculture et de protection de la nature, ainsi que de la science goethéenne et d'agriculture biodynamique à la section scientifique de l'université libre du Goetheanum (Dornach, Suisse), Jean-Michel Florin a travaillé dans l'éducation à l'environnement. Depuis 1988, il est coordinateur et formateur au Mouvement de l'agriculture biodynamique (Colmar,www.bio-dynamie.org), et depuis 2010 codirecteur de la section d'agriculture au Goetheanum (www.sektion-landwirtschaft.org). Il poursuit une activité de conférencier et de formateur sur les thèmes de l'agriculture biodynamique, des plantes, du paysage et de la démarche scientifique de Goethe. Il a publié de nombreux articles dans la revue Biodynamis, entre autres, et plusieurs ouvrages, dont Rencontrer les plantes (Amyris, 2011) et Opuscule sur la biodynamie (Amyris, 2016).